Colorisme et littérature jeunesse avec Laura Nsafou

 
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Laura Nsafou a fait partie des premières afroféministes à investir Internet, en étant très présente sur Twitter mais aussi sur son blog Mrs Roots, une petite mine d’or pour quiconque souhaite s’éduquer sur le sujet. En 2017, elle sort avec l’illustratrice Barbara Brun aux édition Bilibok Comme un million de papillons noirs, un livre pour enfants poétique sur une petite fille noire qui apprend à aimer ses cheveux. Republié par les éditions Cambourakis, l’album devient un véritable phénomène culturel qui s’inscrit dans une conversation plus large sur les questions de représentation. En début d’année, Laura publie Le chemin de Jada (ed. Cambourakis), une nouvelle fable profonde et sensible sur le colorisme. Rencontre.

Entretien mené par Pauline Le Gall.

Après le succès de Comme un million de papillons noirs, comment as-tu l’idée d’écrire Le chemin de Jada, qui parle de colorisme à travers la relation de deux sœurs ?

Dans cet album je voulais mettre en avant le cheminement d’un personnage par rapport à sa couleur de peau. Je me suis inspirée de discussions que j’ai eu avec des amies, elles-mêmes des femmes noires dark skin, sur leur expérience du colorisme et de la féminité. L’idée de parler de deux sœurs, Iris et Jada, est venue plus tard. J’ai veillé à ne jamais tomber dans l’écueil de la rivalité. J’ai moi-même une petite sœur plus foncée que moi, que je trouve très belle, et il m’est arrivé de me demander pourquoi tout le monde ne la voyait pas comme je la vois. Dans le monde extérieur il peut y avoir une hiérarchisation de nos beautés parce que je suis plus claire qu’elle. Cela influe sur les critères de désirabilité.
 
Je voulais que l’héroïne soit une petite fille noire foncée qui va chercher sa beauté. Sa sœur Iris vient en soutien et elle découvre ce qu’est le colorisme en parlant au soleil, à la lune et en essayant de comprendre pourquoi le monde extérieur ne voit pas sa sœur comme elle la voit. Comme pour Papillons noirs, je n’utilise jamais le mot « colorisme » pour parler aux enfants : j’axe vraiment le récit sur la notion d’expérience. Cette approche didactique permet à l’enfant de se faire sa propre conclusion. Quand j’ai présenté le livre, certains enfants de 4 ans ont été capables de se dire qu’ils avaient subi le colorisme comme Jada.

Comment définirais-tu le colorisme ?

Le colorisme est une hiérarchisation entre les carnations, en faveur des carnations plus claires et en défaveur des carnations plus foncées. Cela sous-entend que plus l’on s’approche des diktats occidentaux blancs, plus on est favorisé. Le colorisme passe par des remarques insidieuses comme « tu es tellement noire qu’on ne te voit pas dans la nuit », ou des appréciations comme « c’est dommage qu’elle soit aussi foncée… » Comme tout diktat de beauté, les femmes sont plus enclines à en souffrir et à être discriminées sur ce critère.
 
Il ne faut pas penser que le colorisme est distinct du racisme. Les deux fonctionnent ensemble. Le colorisme existe dans un système raciste qui pose les personnes blanches comme dominantes. D’ailleurs, il ne concerne pas uniquement les communautés afro, on les retrouve dans la diaspora asiatique, en Amérique Latine… Il mène à des comportements comme la dépigmentation de la peau par des produits chimiques ou des opérations pour imiter les traits occidentaux… Même si cela part de la carnation, il y a une corrélation entre carnation de peau et la modification des traits pour se rapprocher de ce qui est défini comme la blanchité.

J’aime le fait que quand une petite fille noire voit Papillons noirs dans la vitrine d’une librairie, elle se sente vue et sache que c’est pour elle.
— Laura Nsafou

Comment réussis-tu à composer des images poétiques autour de sujets aussi durs, d’oppressions dont tu as toi-même souffert ?

C’est une vraie question pour moi. Pour Le chemin de Jada j’ai réfléchi en termes de couleurs et de lumières en faisant intervenir la lune, le soleil, les étoiles… Je ne veux surtout pas dénoncer les violences en les reproduisant dans le texte. Aucun personnage ne dit à Jada « tu es tellement noire qu’on ne te voit pas dans la nuit », j’utilise les images du corbeau, du charbon… Je reste dans la périphérie d’images réelles pour garder quelque chose de poétique qui permet de comprendre l’idée. Qu’est-ce qui fait que l’on comprend qu’il est plus flatteur de comparer Iris à quelque chose de doré plutôt que de comparer Jada à du charbon ?
 
J’ai l’habitude de travailler sur la manière dont nous pouvons décoloniser le vocabulaire pour parler des peaux noires. C’est un travail que nous avons initié avec la revue littéraire Atayé en faisant un cycle qui s’appelle « de quelle couleur est ta peau noire » avec Anna Tjé. Nous réfléchissions à des manières de décrire une peau noire sans utiliser le mot «noir » ou « marron ». Cela nous force à inventer de nouveaux codes. Qu’est-ce qui m’empêche de trouver de nouvelles manières de décrire la peau, de faire appel à telle ou telle notion ? Il faut identifier le vocabulaire colonial, par exemple je n’utiliserais jamais « café au lait » pour parler de la peau d’Iris parce que le terme est ancré historiquement. J’essaie de trouver de nouvelles descriptions. Quand Simone Schwarz-Bart décrit une femme dark skin qui rougit dans son roman Ti Jean L'horizon (éditions du Seuil), c’est extrêmement puissant. Les personnages noirs sont traités de manière assez monochrome alors que quand les concerné·e· en parlent iels nous montrent avec des nuances, des effets de brillance, un teint qui change selon les saisons… D’autres auteurs·trices prennent le parti de ne pas décrire pour réfléchir au « personnage par défaut. » Est-ce qu’il sera forcément blanc, ou est-ce que des petites choses vous feront dire qu’il ne l’est pas ? Le parti pris m’intéresse aussi. Je fais ces exercices dans mes histoires. Je veux qu’à la fin l’enfant comprenne que la peau de Jada est magnifique telle qu’elle est.

Comme un million de papillons noirs a été un vrai phénomène culturel. Que ressens-tu face aux nombreux témoignages que tu reçois ?

Les retours me donnent la mesure de la portée politique de ces publications. Je me suis retrouvée à faire de la littérature jeunesse de manière indirecte et aujourd’hui c’est vraiment ce qui me fait tenir ! J’ai l’impression de pouvoir accompagner les enfants, de faire un travail de prévention par rapport aux violences qu’iels peuvent rencontrer adultes, avant que ces violences soient cristallisées dans leur identité. Je ne dis bien sûr pas que mes livres débloquent tout mais je suis fière que ça lance des conversations en famille.

Le fait de réussir à faire un pont avec cette génération me plaît aussi beaucoup. D’un point de vue politique, la notion de transmission est très importante. J’aime le fait que quand une petite fille noire voit Papillons noirs dans la vitrine d’une librairie, elle se sente vue et sache que c’est pour elle. Je n’ai pas eu ça et je trouve ça très fort. C’est une manière de dire : ce livre existe et j’existe, ces histoires qui parlent de moi ont leur place.

Quels sont tes projets pour la suite ?

J’ai envie d’investir plein de genres littéraires ! Le roman graphique, le livre audio, le roman, la littérature jeunesse… Pour moi il y a un enjeu politique d’accessibilité à investir plusieurs genres. C’est ce qui me motive à m’essayer à différentes littératures.

Tu as parlé récemment de ton expérience de sensivity reader, un job de consultante qui consiste à relire des manuscrits pour éviter qu’ils contiennent des propos discriminants. Comment as-tu envisagé cette mission ?

J’ai assisté la traductrice du dernier livre d’Angie Thomas, notamment pour retranscrire des descriptions de cheveux. Des « twist » en anglais s’appellent par exemple des « vanilles » en français. Il y avait un travail ethno-culturel que j’ai beaucoup aimé !
 
Je suis les débats à ce sujet. La France n’a malheureusement pas su s’emparer de cette conversation. Le sensitivity reading est un service à part entière, comme on ferait appel à un correcteur. Présenter cette activité comme une « police de la pensée » c’est vouloir sortir les violons du « on ne peut plus rien dire » ! L’idée de cette relecture est simplement de veiller à ce qu’il n’y ait pas de propos sexistes, racistes, homophobes ou même validistes dans un roman. Si des personnes estiment qu’une œuvre va perdre en qualité parce qu’il n’y a pas de propos discriminants dedans, on se demande quelle littérature ils défendent.
 
Le sensitivity reading permet de lancer une conversation en France sur la responsabilité de l’auteur. On ne peut plus, en 2020, continuer à créer sans se soucier de la portée de ses propos. Si un auteur pense qu’il doit avoir la liberté d’écrire des propos discriminants alors qu’il ne dise pas que son livre est pour tout le monde. En France, nous sommes éduqué·e·s à penser que « l’Auteur » est cette entité qui donne tandis que nous recevons passivement. Faire une œuvre universelle, cela se travaille. L’auteur ne peut pas tout savoir, il ne peut pas avoir accès à toutes les expériences. Être concerné sur un sujet, cela reste une plus-value imbattable.

 
 
 
Mathilde